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Réviser un contrat, la nouvelle arme du recours au juge

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5 octobre 2022
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Fabrice de Korodi, avocat à la cour
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L’actualité économique est marquée par la conjonction de plusieurs chocs exogènes (sanitaire, géopolitique, climatique) qui entraînent des tensions persistantes sur les conditions de production et contribuent à alimenter l’inflation.

Pour sortir ou adapter l’exécution d’un contrat que ces circonstances ont bouleversé, les entreprises détiennent l’arme redoutable du recours au juge qui a reçu, depuis le 1er octobre 2018, le pouvoir de réviser une convention devenue excessivement onéreuse. Focus sur le nouvel article 1195 du Code civil.

Cette révolution à retardement – les pays européens ont massivement, depuis plusieurs dizaines d’années, organisé cette adaptation judiciaire du contrat aux circonstances à l’instar du Conseil d’Etat pour les contrats publics depuis l’arrêt Gaz de Bordeaux du 30 mars 1916 (cf. l’avis du Conseil d’Etat du 15-09-22 n0405540 sur le mode d’emploi de la modification des contrats de la commande publique pour faire face à la hausse des prix), est organisée par l’article 1195 du Code civil en ces termes :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »

Aucune limitation quant aux contrats concernés

Même si, en pratique, l’imprévision se pose surtout pour les contrats de longue durée, l’article 1195 ne contient aucune limitation. Il est donc applicable aux contrats à exécution instantanée dès lors qu’il s’écoule entre leur formation et leur exécution un temps assez long pour que l’équilibre des prestations puisse être affecté. Par exemple une cession de droits sociaux, en cas de baisse très importante de la valeur des droits cédés entre la date de signature et le closing.

Les contrats et actes unilatéraux sont concernés ; par exemple une caution de dettes futures et indéterminées confrontée à une augmentation brutale et imprévisible du passif couvert. Même situation pour les promesses de contrats.

Un problème particulier se pose pour les contrats à durée indéterminée qui peuvent être résiliés à tout moment, sous réserve du respect d’un délai de préavis. C’est un moyen simple d’échapper à l’onérosité de son exécution. Toutefois, le texte ne distinguant pas et la partie désavantagée pouvant avoir un intérêt au maintien du contrat, l’article 1195 est applicable.

En fin de compte, seules sont exclues les opérations purement spéculatives (opérations sur titre et contrats financiers).

A titre de condition négative, vérifier que le contrat ne contient pas une clause de non-révision

L’article 1195 n’étant pas d’ordre public, une partie peut accepter d’assumer en tout ou partie le risque du changement de circonstances.

Ces clauses sont très fréquentes dans les contrats d’affaires de longue durée – franchise, concession, fourniture ou approvisionnement – ou internationaux ; la crise sanitaire du Covid 19 en a standardisé l’insertion notamment dans les baux commerciaux.

Parfois c’est la nature du contrat qui exclut la révision. Tel est le cas d’un marché à forfait dans lequel le constructeur assume le risque de l’augmentation du coût de la main d’œuvre et des matériaux.

Toutefois, même en présence d’une clause de non-révision, le recours de l’article 1195 est ouvert parce que la clause est inadaptée aux circonstances de l’espèce ou emporte des conséquences déraisonnables pour la partie qu’il l’invoque (est-il possible d’exclure par avance ce qui ne se prévoit pas ?), d’autant plus lorsqu’elle est en position de domination.

A titre de conditions positives, des circonstances imprévisibles et une exécution rendue excessivement onéreuse

Il est évident que le changement ne doit pas être intervenu lors de la période concomitante à la formation du contrat. Si le déséquilibre est apparu lors de la phase de négociation, il y a seulement défaut d’équivalence des prestations dans un contrat parfaitement valable, d’autant dans le BtoB où les parties sont libres de déterminer elles-mêmes la valeur de leurs prestations respectives.

La condition essentielle tient donc au caractère imprévisible du changement. Ainsi la partie qui aurait pu raisonnablement prévoir l’évènement ne pourra pas revendiquer la renégociation du contrat. Une simple variation à la baisse ou à la hausse des matières premières est prévisible. Leur effondrement ou leur gonflement l’est moins. Nul besoin d’un bouleversement mais d’un simple changement de circonstances lequel peut être progressif, pas forcément brutal.

L’article 1195 recouvre toutes les hypothèses de changement provenant de causes extérieures à la partie qui les invoque : changements de législation environnementale ou fiscale entraînant une flambée des coûts d’approvisionnement ou de production, guerre ou cataclysme provoquant une montée inattendue du prix des matières premières, crise boursière, bancaire ou sanitaire, révolution technologique avec toutes ses conséquences économiques etc.

La seconde condition tient aux effets de l’imprévision qui doit conduire à une exécution « excessivement onéreuse ». A cet égard, ses effets se différencient de la force majeure qui rend impossible l’exécution du contrat et non pas seulement plus onéreuse ou difficile.

La survenance des évènements doit altérer fondamentalement l’équilibre des prestations, que le coût de l’exécution ait augmenté ou que la valeur de la prestation ait diminué. Toutefois, il n’est pas imposé des conséquences ruineuses, non plus une disparition de l’intérêt de contracter.

Par exemple, le prix de l’énergie devenu chez les verriers industriels le premier poste de coût, devant la masse salariale, et représente 40% du chiffre d’affaires alors que 12 mois plus tôt il oscillait entre 8 et 10%, sans répercussion possible sur la clientèle, répond à la définition légale.

Le traitement de l’imprévision : la phase préalable de renégociation et le recours au juge

Bien que l’article 1195 indique que la partie lésée par le changement de circonstances « peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant », cette faculté est un préalable obligatoire si cette partie veut, ensuite, demander une révision judiciaire du contrat, puisque ce n’est qu’en cas de refus ou d’échec de cette renégociation que le juge pourra être saisi.

L’article 1195 est donc lourdement articulé autour du pouvoir des parties de renégocier. Aucune forme de cette renégociation n’est exigée sauf la précision que la partie qui la demande doit continuer à exécuter ses obligations (ce qui est logique puisque les circonstances ne sont pas un cas de force majeure). Attention : les premiers arrêts de Cour d’appel jugent que la dispense d’exécution caractérise une négociation de mauvaise foi.

L’article 1195 ne subordonne pas la saisine du juge à l’échec d’une négociation préalable, puisque le juge peut être saisi pour réviser ou mettre fin au contrat « en cas de refus ou d’échec de la renégociation ». Même s’il est clair que le texte a pour but d’inciter le contractant qui ne souffre pas du changement à entrer dans un processus de négociation, il est tout aussi clair qu’il n’y est pas directement tenu et qu’il peut se contenter de refuser de discuter, notamment parce qu’il estime que les conditions d’application de l’article 1195 ne sont pas réunies.

Selon l’article 1195 « à défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe » : il n’y a donc aucune hiérarchie entre les deux voies, le juge ayant un libre choix entre l’une et l’autre.

La possibilité ouverte au juge de réviser le contrat à la demande d’une seule partie est la nouveauté la plus considérable du texte. Jusque-là, tous les projets ne donnaient ce pouvoir au juge que dans le cas où la demande émanait des deux parties.

Aucune directive de révision ou d’adaptation du contrat n’est exprimée ; le pouvoir du juge est illimité et visera à distribuer équitablement entre les parties les pertes et profits qui résultent du changement de circonstances.

Les dispositions révisées s’incorporeront au contrat comme si les parties les avaient convenues elles-mêmes. Quant à l’autorité de chose jugée attachée à la décision de révision, elle n’empêche pas les parties de modifier ultérieurement le contrat à leur guise ou de revenir devant le juge si le contrat est ultérieurement affecté par un nouveau changement de circonstances.

Paradoxalement, l’article 1195 est plus précis lorsqu’il s’agit de savoir comment le juge pourra mettre fin au contrat : « à la date et aux conditions qu’il fixe. » est-il énoncé.

Le juge devient alors gestionnaire de la rupture ; il conserve un pouvoir de révision puisque des modulations sont possibles. Fixer la date d’extinction suppose qu’il peut y avoir rétroactivité ou non, selon qu’il s’agit d’un contrat à exécution successive ou instantanée. Une fin décalée dans le temps peut être ordonnée, le juge pourra trancher sur le devenir d’une clause d’exclusivité ou de non-concurrence, d’une clause pénale ou des conditions de restitution des stocks…

En conclusion, la situation économique qualifiable de « circonstances imprévisibles » ouvre le recours au juge dont le pouvoir de se substituer aux parties (n’y-a-t-il pas un risque d’arbitraire ?) est un puissant incitatif à renégocier le contrat devenu excessivement onéreux.