L'indemnisation du préjudice découlant d'une entente

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L’indemnisation du préjudice découlant d’une entente

Hervé Lehman, avocat associé et Marine Péchenard, juriste



Démantèlements médiatisés de cartels, amendes record, les juridictions nationales et européennes sanctionnent lourdement les entreprises coupables. Les entreprises victimes, quant à elles, étaient plutôt oubliées. Les choses changent, en France et en Europe

A grand renfort de sanctions pécuniaires et d’injonctions, la Commission Européenne et l’autorité de la concurrence luttent quotidiennement contre les pratiques anticoncurrentielles, telles que l’entente, qui faussent le jeu de la concurrence. Cependant, en marge des démantèlements médiatisés de cartels et des sanctions financières record, la question de la place de la victime et, inéluctablement, son indemnisation, se pose. Cette problématique est appréhendée par les juridictions françaises et européennes.
L’indemnisation envisagée au niveau national
L’arrêt « SNC Doux aliments de Bretagne (1) c/ société Ajinomoto Eurolysine » de la Cour d’appel de Paris, du 27 février 2014, a consacré la théorie du «passing-on defence» en droit Français.
Ainsi, la partie membre de l’entente peut se défendre en soutenant que la victime n’a pas subi de préjudice, malgré le surcoût payé par elle du fait de l’entente, lorsqu’elle a répercuté ce surcoût à ses propres clients.
L’arrêt fait, cependant, peser la charge de la preuve de l’absence de répercussion du surcoût anticoncurrentiel sur celui qui se prétend victime. Or, consciente de la difficulté probatoire en la matière, l’arrêt admet que la preuve peut être rapportée par la démonstration que la répercussion n’a pas eu lieu ou ne pouvait être faite. En outre, la Cour reconnait que le report des surprix illicites n’est pas une pratique habituelle dans la mesure où un opérateur économique ne révise pas ses prix à chaque fois qu’un coût de production est modifié.
Par ailleurs, la loi dite « Hamon » du 14 mars 2014 facilite désormais l’exercice des actions de consommateurs victimes d’une entente, notamment par la mise en place de l’action de groupe permettant à des associations de consommateurs d’agir en réparation des préjudices patrimoniaux découlant d’entente.
L’indemnisation envisagée au niveau européen
Soucieuse d’assurer l’efficacité de l’article 101 TFUE réprimant les ententes, la Cour de Justice de l’Union Européenne n’a eu de cesse de rappeler que toute personne peut demander réparation du préjudice subi lorsqu’il existe un lien de causalité entre un dommage et une entente.
La CJUE n’avait, cependant, jamais précisé si la responsabilité des membres d’une entente s’étendait aux « effets d’ombrelle » sur les prix.
Les effets d’ombrelle existent lorsque des entreprises, qui ne sont pas elles même partie à une entente, se placent dans le sillage de cette dernière en pratiquant des prix plus élevés (prix de protection) que ceux qui auraient existé dans des conditions de concurrence non faussée (prix d’équilibre).
Par un arrêt «Kone AG/OBB Infrastruktur AG» du 5 juin 2014, la CJUE a estimé que les membres d’une entente ne peuvent ignorer le risque d’effets d’ombrelle sur les prix, subis par les clients de leurs concurrents étrangers à l’entente, car le «prix du marché» est l’un des principaux éléments considéré par une entreprise lorsqu’elle détermine ses prix de vente.
Ainsi, la Cour de Luxembourg a admis que «la victime d’un prix de protection peut obtenir réparation du dommage subi par les membres d’une entente, quand bien même elle n’aurait pas eu de liens contractuels avec ceux-ci».
Cette décision, qui pourrait alourdir les conséquences financières pour les membres d’une entente, consacre un nouveau cas d’indemnisation des victimes indirectes de cette pratique.
Une directive et l’indemnisation des victimes
La directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 relative aux actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence, devant être transposée avant le 27 décembre 2016, souhaite faciliter l’indemnisation des victimes par une harmonisation des législations.
Ladite directive consacre le principe de la réparation intégrale du préjudice subi, qui prend en compte le dommage réel et le manque à gagner, sans enrichissement pour la victime.
Par ailleurs, contrairement à la vision Française du « passing-on defence », le texte européen prévoit qu’il incombe aux membres de l’entente de prouver que l’acheteur direct n’a pas subi de préjudice, malgré le surcoût payé par lui du fait de l’entente, car ce dernier a répercuté ledit surcoût à ses clients.
La directive envisage également le sort de l’acheteur indirect, qui a acquis, non pas auprès de l’auteur de l’infraction, mais auprès d’un acheteur direct ou ultérieur, des produits ou services ayant fait l’objet d’une entente. Afin d’accéder au statut de victime, ce dernier devra prouver que l’acheteur direct a répercuté sur lui les surcoûts illicites. Le texte pose, cependant, une présomption selon laquelle le surcoût se répercute en totalité sur la victime indirecte.
De surcroit, la directive allège la charge probatoire en prévoyant que le juge peut enjoindre aux parties de produire des éléments de preuve, dans la limite du secret des affaires. Elle envisage également qu’une décision définitive d’une autorité de la concurrence constatant une entente établisse de manière irréfragable cette infraction devant le juge national et un commencement de preuve devant les juridictions des autres états membres.
Enfin, des règles relatives à la prescription et à un système de responsabilité solidaire en cas de pluralité d’auteurs sont également prévus.
(1) La société Doux Aliments de Bretagne, était défendue par Hervé Lehman

L’auteur


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Hervé Lehman

Avocat à la cour

Date de mise à jour  : 19/04/2016