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Le déséquilibre significatif
Hervé Lehman, avocat associé





Comment rédiger un contrat sans risquer de voir sanctionner par le juge les clauses trop favorables, au motif qu’elles créent un déséquilibre significatif. Ou quand le contrat n’est plus toujours la loi des parties.
La loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 a introduit parmi les pratiques restrictives de concurrence le fait de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, ce qui entraîne la responsabilité civile de son auteur.
Comme toutes les dispositions de l’article L.442-6 du code de commerce, le législateur avait en tête la puissance de négociation des gros distributeurs en face des petits fournisseurs. Mais comme, pas plus que pour la rupture abusive des relations commerciales établies, la loi ne limite ces dispositions à la grande distribution, l’interdiction du déséquilibre significatif s’applique à tout producteur, commerçant, industriel ou personne inscrite au registre des métiers.
Pour compliquer la situation, la réforme du droit des contrats par l’ordonnance du 10 février 2016 a introduit par l’article 1171 du code civil une notion de déséquilibre significatif avec un champ d’application « en même temps » plus large (pas seulement les contrats commerciaux) et plus limité (les seuls contrats d’adhésion, et le déséquilibre ne peut porter ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation). Ici, la clause qui crée le déséquilibre est seulement réputée non écrite. Ainsi, une clause de prix dans un contrat d’adhésion entre deux commerçants pourrait créer un déséquilibre significatif au sens du code de commerce, mais pas au sens du code civil.
VAIS-JE CREER UN DESEQUILIBRE SIGNIFICATIF ?
Dès lors, comment savoir si l’on crée, en rédigeant un contrat, un déséquilibre significatif au détriment de son co-contractant ?
La loi ne définit pas ce qu’est un déséquilibre significatif, et il ne suffit pas de dire que le législateur s’est inspiré de la notion de clause abusive en droit de la consommation pour aboutir à une définition claire. Il faut donc essayer de dégager des critères. La notion de réciprocité pourrait en être un, mais la cour d’appel de Paris a jugé qu’un courtier ne peut se plaindre d’une clause d’exclusivité unilatérale, car imposer au fournisseur une exclusivité avec un seul courtier « n’aurait pas de sens » (CA PARIS, 12 septembre 2013, Omnitrade/Poweo Direct Energie). Et de fait une clause d’exclusivité unilatérale peut être justifiée, par exemple par les usages, ou par une contrepartie sur un minimum garanti. La professeure Muriel Chagny a proposé le critère suivant :
le déséquilibre illicite accorderait à une partie « un avantage manifestement disproportionné au regard de ce dont bénéficie l’autre partie », cet avantage pouvant « résulter d’une stipulation isolée ou d’un ensemble de clauses, être d’ordre financier ou consister notamment dans l’octroi d’un pouvoir unilatéral discrétionnaire, la privation d’un droit, le transfert d’une obligation, une sanction disproportionnée au manquement ou, à l’inverse, l’absence de toute sanction ». Si l’on comprend l’esprit, qui tourne finalement autour de la notion d’abus ou de disproportion manifeste, cela ne permet toujours pas de savoir, lorsque l’on rédige un contrat, ce qui sera jugé déséquilibré ou pas.
L’analyse de la jurisprudence montre que celle-ci sanctionne des clauses de toute nature : durée du contrat, exclusivité, tarifs, révision de prix, délais de paiement, transfert des risques sur les marchandises, retour des invendus, clauses de résiliation, etc.
Faut-il apprécier chaque clause prise isolément ? La Cour de cassation a répondu par la négative : selon elle, l’article L.442-6-1 2°du code de commerce invite à apprécier le contexte dans lequel le contrat est conclu, ainsi que que son économie, et à examiner l’ensemble des relations commerciales régies par la convention (Cass.com. 3 mars 2015 n°13-27525).
UNE GRILLE D’ECRITURE
Heureusement, dans un arrêt du 19 avril 2017 (n°15/24221), la cour d’appel de Paris a défini une grille de lecture plus précise, avec des critères dont la réunion permet de conclure à l’existence d’un déséquilibre significatif :
- L’existence d’une soumission, c’est-à-dire un rapport de forces inégal
- Le caractère illégitime des obligations imposées (telle que l’absence de partage des risques commerciaux)
- La disproportion entre les droits et obligations
- L’absence de contrepartie
- L’absence de rééquilibrage par d’autres clauses.
C’est cette grille de lecture qui doit devenir la « grille d’écriture » du rédacteur de contrat :
- Suis-je dans une position qui me permet d’imposer des obligations à mon co-contractant ?
- Les obligations que j’impose (exclusivité, responsabilité, durée, prix, etc) sont-elles légitimes ? (les accepterais-je si j’étais à la place de mon co-contractant ?) ?
- Ces obligations et droits sont–ils proportionnés (par exemple, pourquoi exiger une durée de dix ans, ou au contraire ne m’engager que sur un an ?) ?
- Les obligations que j’impose ont-elles une contrepartie réelle (par exemple, à quoi je consens en face de l’exclusivité que j’exige ?) ?
- La clause que je sens délicate est –elle rééquilibrée par d’autres clauses, (par exemple, le prix bas que j’exige est–il justifié par un volume d’achat garanti ?) ?
Si l’article 1103 nouveau du code civil reprend la formule traditionnelle selon laquelle les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits, l’article 1104 apporte d’emblée un tempérament important en exigeant qu’ils soient négociés et formés de bonne foi. Donc sans déséquilibre significatif.