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Interview d’Hervé Lehman : Ce que le « Procès Fillon » apprend à l’entreprise





L’affaire Fillon ne livre pas seulement des informations sur les rapports entre la justice et la politique. Elle a éclaté à un moment où arrivaient à maturité des phénomènes juridiques nouveaux qui concernent au premier chef l’entreprise. C’est l’analyse d’Hervé Lehman qui dans son nouvel essai « Le Procès Fillon », décrypte en détail ces phénomènes. Une première approche à travers cette interview
Pour quelles raisons l’entreprise se retrouve-t-elle de plus en plus fréquemment confrontée au risque pénal ?
Nombreux sont les facteurs aggravant le risque pénal : une multiplication des textes d’incrimination (plus de 17.000 infractions), l’explosion du nombre d’autorités administratives habilitées à prononcer des sanctions, l’abandon progressif de l’interprétation stricte du droit pénal et le développement d’infractions fourre-tout comme le blanchiment ou le recel. Mais la fin d’année 2016 a vu consacrées deux nouvelles dispositions : l’allongement de la prescription et le statut des lanceurs d’alerte.
L’allongement de la prescription n’est-il pas justement un facteur d’amélioration de la justice rendue ?
Le parquet national financier a ouvert une information dans l’affaire Fillon le 24 février 2017. Une des raisons était que quelques jours plus tard, ce sera le 27 février, entrait en vigueur la loi réformant la prescription. Avant cette loi, les articles 7 et 8 du code de procédure pénale disposaient que l’action publique se prescrivait à compter du jour où l’infraction avait été commise. Les choses sont restées claires pendant longtemps, avec une exception en matière d’abus de confiance, pour lequel la prescription courait seulement à partir du moment où la somme confiée devait être restituée.
Et puis tout change ?
En 1967, la Cour de cassation a ouvert une brèche en décidant que la prescription de l’abus de biens sociaux ne pouvait courir qu’à compter du moment où les faits ont pu être constatés. Puis les juges ont utilisé d’autres armes juridiques pour contourner la prescription pour les délits financiers : d’abord le recel, qui est devenu le fait de profiter d’une manière quelconque du produit d’une infraction et qui est un délit continu, c’est-à-dire que la prescription ne commence que lorsque le recel cesse. Ensuite, les juges vont faire fructifier le délit de blanchiment, qui est aussi un délit continu. Parallèlement va se développer une mode, celle-ci plus sociale que judiciaire, que l’on pourrait appeler «cold case » du nom de la série américaine: se répand l’idée que la technique moderne va permettre d’élucider toutes les veilles affaires. En même temps, prend de l’ampleur un courant qui pense qu’il ne doit pas y avoir de pardon ou d’oubli.
Un glissement progressif donc, mais à un moment une estocade ?
Oui, c’est dans ce contexte que deux députés proposent une réforme de la prescription, dans l’indifférence générale. La proposition de loi est votée à l’unanimité, presque sans débats. Il n’y a pas plus de débat dans la presse et l’opinion publique. Il semble que le doublement des délais de prescription (six ans pour les délits et vingt ans pour les crimes) soit une évidence. Pour les infractions occultes ou dissimulées, la prescription ne court qu’à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement de l’action publique, avec une limite de douze ans pour les délits et de trente ans pour les crimes. Ce texte, qui veut assurer une clarification et une sécurité juridique, inscrit dans le marbre de la loi l’incertitude. L’infraction occulte est celle qui ne peut être connue ni de la victime ni de l’autorité judiciaire tandis que l’infraction dissimulée est celle dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte. La jurisprudence a de beaux jours devant elle pour définir ce que la victime peut ou ne peut pas connaitre, et les cas dans lesquels il peut être considéré que l’auteur a accompli ou non une manœuvre.
Qu’en est-il des lanceurs d’alerte ?
Il est loin le temps où la CNIL, en 2005, affichait une hostilité claire, à la suite de la première demande de mise en place d’un système d’alerte éthique, présentée par McDonald’s France : « La mise en œuvre par un employeur d’un dispositif destiné à organiser auprès de ses employés le recueil, quelle qu’en soit la forme, de données personnelles concernant des faits contraires aux règles de l’entreprise ou à la loi imputables à leurs collègues de travail, en ce qu’il pourrait conduire à un système organisé de délation professionnelle, ne peut qu’appeler de sa part une réserve de principe ». Après la loi du 13 novembre 2007 qui a instauré une immunité au profit du salarié qui a relaté ou témoigné de bonne foi des faits de corruption, se mettent en place dans les grandes entreprises des systèmes d’alerte éthique.
On aurait pu en rester là…
Non. Peu à peu, ce qui paraissait à tous une horreur il y a encore dix ans s’est paré des atours de la vertu. Le goût de la dénonciation nous est venu. Dans une étude de février 2016 intitulée « le droit d’alerte : signaler, trier, protéger », le Conseil d’Etat proposait de « diffuser une culture de l’alerte ». La loi du 9 décembre 2016, dite Loi Sapin 2, a sacralisé le statut du lanceur d’alerte. La loi définit le lanceur d’alerte : c’est la personne qui révèle ou signale de manière désintéressée et de bonne foi, un crime, un délit ou une violation grave de la loi ou une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général. Ne sont exclus que le secret de la défense nationale, le secret médical, et le secret des échanges avec un avocat. Le lanceur d’alerte devra toutefois respecter une graduation : il devra d’abord aviser son employeur, puis l’autorité publique compétente, puis seulement, à défaut de traitement de son alerte dans les trois mois, le public. La loi supprime expressément l’obligation au secret professionnel pour le lanceur d’alerte. Elle lui garantit la confidentialité, et une protection caractérisée par une interdiction de sanctions disciplinaires en relation avec les faits révélés. Des nouveaux délits sont créés et punis de peine de prison : l’obstacle à lanceur d’alerte, la violation de la confidentialité de celui-ci.